Avocats redoutables, agents du Mossad, accords secrets... Comment Harvey Weinstein se défend face à ses accusatrices
Pour préparer son procès, l'ancien producteur jugé pour viols et agressions sexuelles s'est entouré d'une équipe d'avocats et d'enquêteurs prestigieux. Avant son arrestation, il avait déjà mis en place plusieurs méthodes pour étouffer les accusations émises à son encontre.
"Nos tribunaux ne peuvent pas résister à un accusé aussi offensif que Harvey Weinstein. Il mobilise des moyens colossaux pour terrasser les plaignantes et neutraliser leurs avocats." La phrase est signée Aaaron Filler, qui défend l'actrice Paz de la Huerta. L'avocat avait préparé un dossier musclé pour prouver que sa cliente a été violée à deux reprises en 2010 par l'ancien puissant producteur de Hollywood. Mais son cas n'a pas été retenu pour le procès qui s'ouvre à New York, lundi 6 janvier 2020. "Harvey et son équipe ont sapé la confiance du procureur jusqu'à ce qu'il retire ma cliente du dossier", déplore-t-il auprès de "Complément d'enquête", en mai 2019.
Le cas de Paz de la Huerta n'est pas isolé. Depuis son arrestation en 2018, l'ancien magnat s'est entouré d'une équipe d'avocats et d'enquêteurs redoutables, chargés de fragiliser les accusations une à une. Si plus de 80 femmes mettent en cause l'ancien producteur d'agressions sexuelles et de viols, deux plaintes ont finalement abouti à un procès pénal.
Une accusation affaiblie
L'un des tours de force de Harvey Weinstein est le choix de son premier avocat, Benjamin Brafman. Celui qu'on désigne comme "le meilleur avocat de New York" est mondialement connu depuis qu'il a défendu Dominique Strauss-Kahn en 2011 dans l'affaire du Sofitel. Il a réussi avec fracas à faire abandonner toutes les charges pesant sur l'ancien directeur du FMI. Avocat des stars et de personnalités controversées – Michael Jackson, Jay-Z, P. Diddy ou Martin Shkreli – "Ben Brafman" affiche un taux d'acquittement de 80% et fait régulièrement parler de lui pour ses déclarations provocatrices, comme la défense de la "promotion canapé" dans un entretien au Times* en mars 2018.
Si une femme décide qu'elle a besoin d'avoir des relations sexuelles avec un producteur de Hollywood afin de faire avancer sa carrière, et qu'elle le fait en effet, et qu'elle trouve tout ça dégoûtant, ce n'est pas du viol.
Benjamin Brafman, premier avocat de Harvey Weinsteinau "Times"
Lors de son arrestation au printemps 2018, Harvey Weinstein est poursuivi pour six chefs d'accusation d'agressions sexuelles et de viols, portés par trois femmes différentes en 2004, 2006 et 2013. Mais dès le mois d'octobre, Benjamin Brafman parvient à écarter l'une des plaignantes, l'actrice Lucia Evans, qui accuse le producteur de l'avoir forcée à lui faire une fellation en 2004. L'avocat démontre qu'un policier chargé de l'enquête a sciemment caché aux procureurs le témoignage d'une amie de l'actrice, laquelle affirme avoir entendu Lucia Evans lui confier qu'elle avait fait une fellation au producteur de son plein gré pour obtenir un rôle. Une version démentie par l'intéressée.
L'offensive se poursuit quand Benjamin Brafman démontre que ce même policier a suggéré à une autre plaignante, Mimi Haleyi – qui accuse Harvey Weinstein d'agression sexuelle en 2006 –, d'effacer de son téléphone portable des messages embarrassants échangés avec le producteur. Résultat, tout un pan du dossier s'écroule. Le procureur de New York se voit contraint d'abandonner le cas Lucia Evans, affaiblissant par la même occasion l'ensemble de l'accusation.
Une avocate en rupture avec #MeToo
Malgré ce tour de force de Benjamin Brafman, coup de théâtre en janvier 2019. L'avocat annonce qu'il renonce finalement à défendre Harvey Weinstein, sans révéler les raisons de son retrait. Selon plusieurs médias américains, cette séparation serait due à la volonté du producteur multi-oscarisé d'étoffer son équipe en s'assurant les services d'avocats supplémentaires.
Après plusieurs changements d'équipe, Harvey Weinstein finit par s'attacher en juillet les services d'une avocate redoutée : Donna Rotunno. Qualifiée par ses proches de "bouledogue des salles d'audience", cette ex-procureure de Chicago s'est spécialisée dans la défense des hommes accusés d'agressions sexuelles. Dans une interview au Chicago Magazine* en 2018, elle explique que son genre est un atout pour gagner ses procès : "J'ai la possibilité de faire bien plus dans une salle d'audience lors du contre-interrogatoire d'une femme que ne le ferait un homme avocat. Il peut être un excellent avocat, mais s'il s'en prend à cette femme avec le même venin que moi, il a l'air d'un tyran. Alors que si c'est moi, personne ne sourcille."
Décrite par ses collègues comme "extrêmement bien préparée" et "agressive", Donna Rotunno affiche publiquement ses réserves sur le mouvement #MeToo. "Nous sommes dans une ère de condamnation par allégation, contraire à tout le principe de présomption d'innocence", assène-t-elle au Chicago Magazine.
Je ne suis pas là pour dire qu'il n'est pas coupable d'avoir commis des péchés, je suis là pour dire qu'il y a une différence entre péché et crime. Je ne pense pas qu'il soit un violeur.
Donna Rotunno, avocate de Harvey Weinsteinlors d'une interview à CBS
En plus de son équipe d'avocats, Harvey Weinstein a fait appel à d'autres spécialistes pour le défendre. Selon Page Six*, il a notamment embauché l'ancien policier Herman Weisberg, passé par le bureau du procureur de Manhattan pour enquêter sur le passé des plaignantes et trouver des éléments supposés à charge. "Herman est un détective talentueux et féroce, disait Benjamin Brafman à son sujet. Mais contrairement à Ray Donovan [héros d'une série télévisée qui veille sur les intérêts des puissants], il est scrupuleusement honnête dans son travail."
Des accords de confidentialité passés en secret
Grâce à sa fortune et son réseau, Harvey Weinstein a pu s'entourer d'une équipe juridique puissante, mais sa défense ne se limite pas à son procès. Pendant des années, il a usé de multiples moyens de pression pour étouffer les accusations portées à son encontre et empêcher toute révélation.
Dans leur ouvrage She said (éditions Penguin Press), les journalistes du New York Times Jodi Kantor et Megan Twohey, à l'origine des révélations sur Harvey Weinstein, expliquent avoir rencontré de nombreuses femmes incapables de porter plainte ou de parler aux journalistes à cause d'accords de confidentialité secrets que les avocats de Harvey Weinstein leur ont fait signer. Le schéma était toujours le même : "Après une agression présumée, une femme allait voir son avocat pour se faire aider. Et à chaque fois, on lui disait que la meilleure option était de signer ces clauses de confidentialité", décrit Jodi Kantor dans une interview à la radio américaine NPR*.
Selon les journalistes du New York Times, les femmes touchaient de l'argent en échange de leur silence et dans des conditions extrêmement contraignantes. "On a vu des femmes qui ne pouvaient pas se confier à leur psychologue sur ce qui leur arrivait sans autorisation", étaye Jodi Kantor. D'autres n'obtenaient même pas de copie de l'accord et devaient le consulter avec leur avocat.
"Pour ces femmes, ces accords peuvent sembler être la meilleure option à un moment, car elles protègent aussi leur vie privée contre de l'argent. Mais ce système a protégé de nombreux prédateurs. Pas uniquement Weinstein. C'est une pratique beaucoup plus large." De tels accords ont été signés dans d'autres affaires de violences sexuelles, comme celle de Bill O'Reilly (présentateur de Fox News accusé de harcèlement sexuel) ou de Larry Nassar (médecin accusé d'avoir agressé au moins 265 gymnastes). "En quelque sorte, ce système permet que ces agressions se produisent et protège (les agresseurs)", reprend Jodi Kantor.
Des espions embauchés pour 1,3 million de dollars
A la fin de l'année 2016, la pression se renforce, quand Harvey Weinstein apprend que des enquêtes se préparent à son sujet et que certaines femmes sont prêtes à témoigner. Pour empêcher toute révélation, il déploie une "armée d'espions" chargée de soutirer des informations aux accusatrices et aux journalistes.
En 2017, le New Yorker* révèle que le producteur s'est payé pour plus d'1,3 million de dollars les services de deux entreprises de renseignement, Black Cube et Kroll, pour espionner ses cibles. La première est une firme israélienne dirigée par d'anciens agents du Mossad, le renseignement israélien. La même année, une de leurs espionnes rencontre l'actrice Rose McGowan, qui accuse Harvey Weinstein, en prétendant être une militante pour les droits des femmes. Elle enregistre en secret des heures de conversation avec elle afin de savoir ce que contient son prochain livre autobiographique, qui inquiète fortement Harvey Weinstein.
Les employés de Miramax, la société de production co-créée par Harvey Weinstein et son frère, sont aussi mis à contribution. L'ex-producteur les charge d'enquêter sur la vie personnelle et sexuelle de journalistes, sur leurs précédentes enquêtes et potentiels litiges, pour tenter de les contredire, les discréditer et les intimider. "On a promis 300 000 dollars à ceux qui parviendraient à stopper notre enquête", raconte Megan Twohey, journaliste au New York Times, à l'origine des révélations sur l'affaire Weinstein.
Kim Masters, journaliste au Hollywood Reporter, affirme aussi en avoir fait les frais. Depuis plus de vingt ans, la reporter basée à Los Angeles suit l'actualité de Hollywood et a eu l'occasion à plusieurs reprises de rencontrer Harvey Weistein. "J'ai reçu un appel de quelqu'un qui disait travailler pour un média européen, il voulait connaître mon opinion sur Hollywood mais était assez évasif sur ses intentions, décrit-elle à franceinfo. Je pense que c'était un de ces espions qui voulait savoir ce que je pensais de Harvey", précise-t-elle. Une autre fois, elle reçoit un mail du producteur en personne lui proposant de publier un livre dans sa maison d'éditions. "En fait, il voulait passer un deal pour que j'arrête de parler de lui à la télé et que je me taise. Je n'ai pas accepté."
"Une machine de complicités"
Comment ce système a-t-il pu perdurer pendant toutes ces années ? Selon la réalisatrice Ursula MacFarlane, auteure du documentaire L'Intouchable, sur l'affaire Weinstein, "toute une machine de complicités" a permis au producteur de ne pas être inquiété. "Des avocats, des employés, des personnalités politiques, des espions, l'ont aidé à se protéger et faire taire ses victimes", explique-t-elle à franceinfo.
"Mais l'un de ses 'soft powers' le plus puissant était sa réputation de producteur de films indépendants et engagés qui s'affichait régulièrement avec des personnalités politiques influentes ou féministes, rappelle-t-elle, en citant Hillary Clinton, dont il a soutenu la campagne présidentielle de 2016. "Qui pouvait le soupçonner ensuite ? Tout cela a produit un système de contrôle très puissant sur les victimes, les médias, les politiques et bien sûr la justice."
Ce schéma finira-t-il par être définitivement mis au jour devant le tribunal de New York ? Fin août 2019, le procureur Cyrus Vance a fait savoir qu'il allait dans ce sens, en appelant une troisième femme à témoigner, reportant ainsi de cinq mois le procès. Une nouvelle fois, l'ancien producteur a plaidé non-coupable pour toutes les accusations.
* Liens en anglais
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.